Étienne Lassailly, de l’Académie de Béarn nous convie, le lundi 20 mars, lors de la Conversation académique mensuelle a partager ses souvenirs d’étudiants, ceux de ses amis surréalistes. Dans la préface du livre qu’il a consacré à cette tranche de vie, il s’en explique. Voilà son témoignage.
« Un jour pluvieux du mois de janvier 2020, il fait froid, il neige sur les montagnes. Errant dans mon petit bureau bien encombré, je retrouve mon mémoire de maîtrise consacré à René Crevel. Cinquante ans ayant passé, ce que j’ai pu écrire, me dis-je, au tout début des années soixante-dix, dans la fébrilité de mon jeune âge, ne peut pas présenter de réel intérêt. C’est un exercice purement universitaire : tout ce qu’on peut y trouver est le témoignage de la pesanteur et de l’étroitesse des canons de la faculté. Je doute qu’ils aient beaucoup évolué. Eh bien, non ! Ce mémoire, aujourd’hui, serait de circonstance et le surréalisme, dans toutes ses expressions, y compris dans son indiscipline et sa désobéissance, n’est pas mort. Rien n’aurait donc changé depuis ce début des années soixante-dix ? c’est incroyable… et ce que j’ai écrit, je l’écrirais bien encore. Même sensation d’engourdissement, même sourd malaise, même perception inassouvie.
Mais ce n’est pas mon propos dans cette courte préface. Mon propos, c’est que, dévidant cette apologie de René Crevel, dès les premières lignes, je suis emporté vers ma jeunesse. Et surtout je m’aperçois que mes amis surréalistes ne m’ont pas quitté. Si j’ai écrit ce mémoire, c’est parce qu’embarqué dans des études de lettres décevantes, il me fallait au moins écrire quelque chose ayant du sens à mes yeux, un exercice, certes, mais avec un peu de vérité. Or je trouvais dans le surréalisme, au moins dans sa dimension existentielle, un carburant susceptible de combler un peu le vide de ma vie de jeune homme favorisé mais incertain. Je me sentais beaucoup d’énergie, mais je ne trouvais pas le point d’application sur lequel m’appuyer. À défaut, solitaire comme je l’étais, il fallait que je m’identifie à un groupe d’amis avec qui je puisse me sentir en confiance. Je réalisai bien plus tard que vivre dans ma tête ne suffirait pas et j’entamai une longue carrière d’homme plutôt tourné vers l’action que vers mes chimères. Mais ces amis de ma jeunesse, les surréalistes, c’est vrai, ne m’ont pas abandonné.
Parmi ces amis émerge d’abord la haute figure d’André Breton. Pas un sourire sur ce visage de Romain. Componction, mise toujours impeccable, sens de la mise en scène, recherche du style dans toutes les circonstances. Bref, l’homme imbuvable, mais qui, à force de confiance en lui, de narcissisme et de raideur dogmatique, finit par fasciner. Julien Gracq, un autre de mes amis, qualifiait sa personnalité de « Grand Format ». Son style littéraire est pesant, tout en force, et les sillons qu’il trace sont larges et rectilignes. Si d’aventure un obstacle s’y trouve, il le contourne et n’y prête pas plus la moindre attention : il passe, il évite, il s’en sort par une pirouette, souvent par une phrase impénétrable. Cet homme a le génie de ce qui n’est pas précis. En cela il est le frère de Freud écrivain, un magnifique imposteur, mais qui, devinant les choses plus que ne les analysant, finit par dévoiler une partie de la réalité. L’un et l’autre n’hésitent jamais à se lancer dans un développement dont l’intuition, l’air du temps, sont le moteur et dont la conclusion, sans lien réel avec la question posée, s’approche de la révélation. C’est peut-être le propre de ces intellectuels aux dons multiples de ne pas se plier à la discipline de la clarté.
D’abord ce sont des écrivains inspirés par l’enfance, le temps de l’imagination toute-puissante, le temps de la vie au premier degré, les choses vues ou entendues, immédiatement ressenties, absorbées dans leur vérité première. Chaque enfance est marquée par des moments lumineux, des impressions qui vous façonnent, vous modèlent et vous préparent à la vie future. Ainsi je retrouve chez mes amis surréalistes le goût de la forêt, avec sa lumière et ses ombres, ses parfums toujours nouveaux, sa vie cachée et violente. Le labyrinthe de la forêt est à l’image de l’enchevêtrement et de l’éparpillement mental de notre condition. J’aime toujours la forêt. Celle de Pau, je la parcours souvent sur ma jument. Celle de Port Harcourt, je l’ai aussi goûtée sur mes chevaux de l’époque. Celles du Loiret m’habitent.
Forêt, enfance, imagination, oui, nous sommes bien là au cœur du sujet, celui qu’évoquent sans cesse Desnos, Soupault, Vaché, Aragon : le merveilleux, l’appel du possible, l’aventure, enfin !
Mais aussi, l’époque des premiers surréalistes me fascinait. La guerre, la crise de l’humanisme, ces hommes guidés, forgés par Barrès, Huysmans et Valéry et ancrés dans cette IIIe République, Du sang, de la volupté et de la mort. Tout ce monde à découvrir, décrit par Cendrars, les révolutions, les massacres, les passions.
Depuis toujours, je suis sensible à la musique des mots et des phrases et je trouvais dans la production littéraire surréaliste de quoi me combler. Combien de pépites partout disséminées et qui brillent d’un bel éclat ? Le manuscrit des Champs magnétiques est magnifique : On a le calembour aux lèvres et des chansons étroites, suintement cathédrale vertébré supérieur, la « pensée parlée » est un chant à l’imagination… quelquefois, c’est plus profond, et le poème fait écho à la pensée pour presque signaler une vérité : Notre prison est construite en livres aimés, mais nous ne pouvons plus nous évader, à cause de toutes ces odeurs passionnées qui nous endorment. J’aime que le sens des pages déborde leur signification et que le langage soit plus vrai que les idées qu’il exprime et si je l’aime encore aujourd’hui, je l’aimais encore plus dans ma jeunesse, sans que cela soit une posture ou un parti pris.
Mais avant tout, c’est la négation des dadas et la révolte des surréalistes qui me fascinaient. De ce point de vue, je suis resté très jeune, tout aussi jeune aujourd’hui que je l’étais à l’époque. Je sais bien que cette révolte est factice et, bien sûr, n’aboutit sur rien de concret, beaucoup de mes cousins germains et de membres de ma famille, dont les pieds sont ancrés dans le substantiel, seraient d’accord pour le dire. La « raison », la logique, partout, à tout propos, celle qui s’oppose à « l’instinct », voici ce qui mine et qui finit par détruire la vie et la beauté des choses. L’argent, enfin, la réussite dans l’épicerie, ironiquement envisagée par Jacques Vaché, comment en faire la finalité dernière de tout, y compris de la vie quotidienne ? Appel à l’individualité souveraine, je voyais donc dans le mouvement surréaliste une affirmation courageuse de soi ou, au moins, une route pour échapper à la grégarité.
Je publie enfin cet essai de mes jeunes années, non pas en espérant qu’il sera lu – car il ne contient rien de remarquable – mais simplement en témoignage de l’humeur et de l’état d’esprit d’un jeune homme au début des années soixante-dix, du siècle dernier. Ce n’est pas quelque chose à lire, je veux dire de manière extensive et compréhensive, mais par petits morceaux, à titre d’anecdote. Il est également réservé à ceux que je connais… »
Conversation académique, lundi 20 mars à 16 h Villa Lawrance.